Etranger - Le Modèle Saturne

L’Europe, en cette fin de siècle, se trouve à la veille d’une mutation fondamentale et méga-historique. La création d’une Union Economique et Monétaire dès le 1.1.99 est le couronnement de la réconciliation franco-allemande et conduira les états membres à une intégration de plus en plus complète. L’élargissement de l’Union, d’autre part, en admettant les pays d’Europe Centrale et Ortientale (les Pécos), mettra fin à la coupure de l’Europe en deux blocs (dangereusement) opposés, conséquence de la deuxième guerre mondiale et de l’expansionnisme communiste. La jeune génération ne réalise pas assez la formidable et bénéfique césure de l’histoire Européenne qui s’opère sous ses yeux, entre autres parce que la génération précédente ne les lui ouvre pas assez. La fin du siècle n’inaugure pas la fin de l’histoire, comme le prétendit le politologue américain, Francis Fukuyama, dans un article rendu mondialement célèbre grâce à son caractère provocateur mais totalement erroné. L’histoire de l’Europe s’accélère et entre dans une nouvelle phase, inconnue depuis l‘époque de Jules Caesar. Celle de la "Pax Europeana", structurellement et démocratiquement organisée dans une perspective de progrès économique et de bien-être social accru. Le mécontentement très répandu dans l’opinion publique au sujet du fonctionnement de l’Union Européenne est compréhensible dès lors que l’on se braque sur des aspects finalement secondaires mais fortement médiatisés de la construction Européenne, en négligeant l’essence même de l’entreprise Européenne.

1.L’Union Economique et Monétaire (UEM) vise d'abord à réaliser, à travers les contraintes d’une monnaie unique, l’unification politique de l’Europe et l’ancrage des grands pays Européens, toujours rivaux par le passé, dans une structure d’interdépendance, telle que toute velléité de conflit est rendue impossible. C’est L’Allemagne Européenne, résistant courageusement au chant de sirène d’une Europe Allemande (dixit le chancelier H. Kohl), qui consent les plus grands sacrifices en abandonnant le Deutsche mark en en acceptant que la Bundesbank devienne une filiale de la Banque Centrale Européenne. Il faut le reconnaître! Il est d’autant plus incompréhensible que le Royaume-Uni n’ait pas voulu s’associer d’emblée à l’UEM, afin de collaborer à la fondation d’une Europe irréversiblement pacifiée parce que unifiée. Que l’Europe, pour ce faire, devienne une confédération fédérative ou une fédération confédérale - ou les deux à la fois selon les matières - est une discussion accessoire qu’il faut trancher en termes d’efficacité.

2. L’élargissement de l’Union Européenne (UE) et la constitution d’une grande Europe pan-européenne est, au début du troisième millénaire, la nouvelle donnée de l’histoire du vieux continent, après qu’il ait fallu le vingtième siècle - le plus sanglant et le plus douloureux entre tous - pour venir à bout des totalitarismes nazi et communiste. L’élargissement de l’UE, dont la première vague - concernant cinq pays + Chypre - vient d’être décidée au sommet Européen de Luxembourg , sera inévitablement suivie d’une deuxième et probablement d’une troisième vague. L’ UE des quinze se trouve aujourd’hui dans la situation des treize états fondateurs des Etats-Unis d’Amérique, à la fin de 18ème siècle. Le président Thomas Jefferson eût réagi avec la plus grande incrédulité si on lui avait annoncé en 1801 q’un siècle plus tard les Etats-Unis auraient compté 50 états fédérés. Une Union Européenne d’une trentaine d’Etats membres d’ici dix à vingt ans n’est nullement improbable.

3. Il va de soi qu’une telle évolution modifiera fondamentalement l’Europe, telle que conçue par les six pays fondateurs de 1950. L’intégration des nouveaux membres, étant donné la grande divergence de leurs situations économiques et sociales, se fera nécessairement lentement et progressivement, en évitant que l’Europe élargie ne dégénère en une Europe à la carte et donc diluée. Cela impliquera une intégration différentiée, ce qui est aussi dans l’intérêt des nouveaux membres auxquels il faut donner le temps de s’adapter à la forte concurrence des pays Européens déjà post-industrialisés. Une telle Europe correspond à la figure géométrique des cercles concentriques ou à l’image plus cosmologique (cosmos en Grec signifie ‘ordre’) et ordonnée de la planète Saturne - en l’occurrence les pays membres de l’UEM - entourée de plusieurs anneaux - les nouveaux membres, en situation de rapprochement différentiée mais continue.

4. Plusieurs pays de l’UE, dont la Belgique, préconisent la nécessité absolue d’une réforme institutionnelle, préalablement à tout élargissement de l’Union. Ce raisonnement est logique, mais probablement irréaliste, car le maintien du statu quo actuel, à défaut d’accord sur une nouvelle pondération des voix des pays membres, sur une extension du vote à la majorité qualifiée et la recomposition de la commission Européenne, n’empêchera plus l’admission de nouveaux membres. Je me demande d’aillieurs s’il n’est pas préférable qu’au cours d’une phase transitoire l’on continue, au sein d’une Union élargie, à procéder par consensus dans les matières essentielles afin que les pays historiquement fondateurs de la communauté Européenne (la France, l’Allemagne, le Benelux et l’Italie) puissent veiller à ce que l’entreprise Européenne maintienne le cap sur l’intégration et la préservation de l’acquis communautaire.

5.L’élargissement de l’UE pose le problème fondamental de la définition de l’Europe. Circonscrire l’Europe en termes exclusivement géographiques me paraît arbitraire et intenable. Les difficultés au sujet de la candidature de la Turquie le prouvent. Et comment réagir le jour ou l’Ukraine, la Géorgie, la Moldavie ou certains pays d’Afrique du Nord poseraient leur candidature? Définir l’Europe de demain en tant qu’Europe des valeurs, fondatrices (et porteuses) de la civilisation Européenne, y compris dans sa dimension de tolérance et d’ouverture, semble une approche plus généreuse, plus constructive mais aussi plus exigeante.

6. L’extension de l’UE mettra fin sur le territoire Européen à la géopolitique des Etats tampons. En clair la Russie aura une longue frontière commune avec l’UE. Cela rendra l’élaboration de bonnes relations avec la Russie, dans un esprit de coopération intense, d’autant plus nécessaire. La sécurité de l’Europe dépendra largement de l’efficacité d’un large partenariat avec la Russie, un peu à l’instar de la coopération structurée entre l’Otan et la Russie. Ce qui n’empêchera pas ce grand pays de se comporter de plus en plus en tant qui puissance Eurasiatique, plaque tournante entre l’Ouest et l’extrême Orient mais aussi passage obligé vers l’Asie centrale, la future nouvelle frontière du globe.

7. La lente constitution d’une pan-Europe est également de nature à réévaluer les relations du vieux continent avec les Etats-Unis. Ces relations doivent rester privilégiées bien que non exclusives. Sur le plan de la sécurité l’alliance avec les Etats-Unis et le Canada demeure capitale dans un monde où le rétablissement et le maintien de la paix, sous mandat onusien, s’imposeront de plus en plus et où la dissuasion de l’agression reste salutaire (voir le Koweit). Mais la grande Europe devra certainement contribuer davantage - en hommes, en matériel et en argent - à l’effort de sécurisation internationale. Sur le plan économique la création progressive d’une vaste zone de libre-échange Atlantique avec le nouveau monde me paraît également hautement souhaitable, pourvu que les partenaires abandonnent toute velléité de protectionnisme déguisé.

Le vingtième siècle finissant se jette dans le troisième millénaire, comme le fleuve dans l’océan. Pour l’Europe le grand large se profile. Que le navire soit robuste!