Etranger - L'Anglicisation de l'Europe

L'Europe en ses débuts s'est forgé autour de l'axe Paris-Bonn, à l'époque de Robert Schuman et de Konrad Adenauer, l'intégration économique tant considéré comme le meilleur moyen de souder structurellement la paix entre la France et l'Allemagne, les deux ennemis ancestralement héréditaires. L'entrée de la Grande-Bretagne dans la Communauté européenne en 1973, après la disparition du général de Gaulle, renforça encore l'entente franco-allemande car il fallait faire front à une Angleterre socialisante, récalcitrante dès lors qu'il s'agissait de faire progresser l'intégration politique et partisane du juste retour, un principe contributif incompatible avec la solidarité intra-communautaire. Ce qui n'empêche qu'en 2005 le Royaume-Uni recevra un chèque de 5 milliards d'euros en compensation de sa part dans le financement des dépenses communautaires. La révolution néo-libérale de madame Thatcher, protagoniste des 'reaganomics', pratiqués aux Etats-Unis, creusa le fossé avec une France 'mittrandiste'. Je me souviens d'un sommet européen à Rome en 1990 ou Jacques Delors, le président emblématique de la Commission, avait déposé un texte, dans le cadre de son rapport sur l'Union Monétaire, préconisant la création d'une monnaie unique, ce qui impliquait la suppression des monnaies nationales. Le premier ministre britannique, John Major, qui avait succédé à Margareth Thatcher, avait contre-attaqué en proposant la mise en circulation d'une monnaie commune et donc d'une treizième monnaie (parallèlement aux 12 monnaies des pays membres de l'époque). Cette idée, parfaitement en conformité avec la subsidiarité, était de nature à séduire plusieurs gouvernements. Il fallut l'art pédagogique des quelques économistes autour de la table pour les convaincre la création d'une treizième monnaie parallèle et aussitôt déclencha la fameuse loi de Gresham (le chancelier de la reine Elisabeth I) 'bad money drives out good money', ayant pour conséquence inévitable la déstabilisation du système monétaire européen. L'adjectif unique l'emporta sur la commune dans la qualification de la future monnaie européenne, la Grande-Bretagne annonçant son out, éventuellement réversible. Lors de la négociation finale du Traité de Maastricht en 1991 les Britanniques obtinèrent également une clause de sortie pour le protocole social, ce qui semblait confirmer la marginalisation du Royaume-Uni.
Or, depuis quinze ans la position de fait de la Grande-Bretagne au sein de l'Union Européenne s'est considérablement modifie. La fin de la guerre froide et l'effondrement du communisme ont conduit à la nécessité politique d'accueillir de nouveaux pays membres, beaucoup plus souverainistes qu' intégrationnistes et allergiques à l'idée que l'UE puisse remplacer purement et simplement le Comecon de sinistre mémoire. Les gouvernements des pays de l'Europe de l'Est, bien que souvent avec d'anciens communistes, pratiquent une politique économique plutôt libérale, proche de celle de l'Angleterre, ou Tony Blair prouve qu'un nouveau socialiste peut parfaitement promouvoir les privatisations, l'autonomie totale de la Banque d'Angleterre, la libre entreprise et l'économie de marché. Les anciens membres du Pacte de Varsovie sont en outre pro-américains (ce qui les rapproche des Anglais), car ils considèrent que se sont les Américains qui les ont libérés du joug soviétique. Beaucoup de dirigeants européens se réalisent aujourd'hui, après les récentes perturbations trans-atlantiques, que de bonnes relations de coopération et de complémentarité avec les Etats-Unis sont salutaires et que la Grande-Bretagne peut jouer, de par ses liens historiques, un règle déterminant dans la consolidation des rapports de l'UE avec l'Amérique. Il savent en outre qu'une politique étrangère et de sécurité commune de l'Europe (PESC) est inconcevable sans le support du Royaume-Uni, première puissance militaire de l'Europe. Depuis l'unification des deux Allemagnes l'axe Paris-Bonn, en devenant l'axe Paris-Berlin, a changé de nature, l'Allemagne donnant la priorité à l'absorption des nouveaux Länder et à son Drang nach Osten. La rigueur budgettaire, la transformation radicale de la politique agricole commune, la débureaucratisation de l'administration de l'UE sont des objectifs chèrs aux Britanniques, qui séduisent de plus en plus de membres. Un autre facteur important est de nature à augmenter le poids psychologique et exemplaire de l'Angleterre, à savoir son succès économique. Alors que l'Allemagne et la France sont frappés de nombreux conflits sociaux, d'un chômage très élevé ( 10% et plus) et d'une croissance économique faible, voire nulle, les indicateurs macro-économiques britanniques sont franchement flatteurs: croissance du PNB de 2,5 3,5%, chômage de 4,8%, inflation de 1%, un revenu moyen par habitant de 28.000 dollars (le plus levé de l'UE après le Luxembourg et l'Irlande), un montant record d'investissements étrangers, recherche et développement impressionnants et une dette publique de 40% du PIB. Ces prestations remarquables mettent en exergue par ailleurs les insuffisances structurelles des pays de l'Union Monétaire à laquelle le Royaume-Uni n'appartient pas. Ajoute à cela le formidable rayonnement culturel de l'Anglosaxonie dans le monde et en Europe, non seulement sur le plan linguistique, l'anglais tant devenu le worldish, au moins comme langue de travail universelle, mais aussi dans de nombreux autres domaines tels certains arts comme le cinéma, la littérature, l'architecture et les sciences. L'introduction généralise du système d'enseignement américano-britannique (bachelor-master) dans toutes les universités européennes constitue un pas décisif pour que la nouvelle génération s'intègre mentalement dans un monde sans frontières et très anglican sur le plan intellectuel et professionnel. Tony Blair est l'habile avocat du modèle anglais. Il vient d'annoncer qu'il passera la main à son successeur désigné, Gordon Brown, avant la fin de son troisième mandat en tant que premier ministre. Serait-ce étonnant que M. Blair songe à occuper, en couronnement de sa carrière, un poste européen d'envergure, comme président du Conseil européen ou comme ministre des affaires étrangères de l'UE ? Ou, si la Constitution européenne devait échouer, en tant que grand conciliateur et médiateur, réfondateur d'une Europe confédérale, qui devra encore s'élargir à l'est et s'ouvrir à une intense coopération trans-atlantique, à l'heure ou la globalisation concerne l'occident?